XXIXe colloque annuel à Luxembourg: Le travail social et éducatif à l’épreuve des catégorisations/codages binaires – 1.7 – 4.7. 2018

Selon la définition internationale adoptée en 2014 par l’IASSW et l’IFSW à Melbourne, le travail social, en tant que pratique professionnelle et discipline, vise à encourager les personnes et les structures à relever les défis de la vie et à améliorer le bien-être de tous. Ainsi, il est censé promouvoir le changement et le développement social, la cohésion sociale, le pouvoir d’agir et la libération des personnes dans le respect notamment des diversités. Voilà des objectifs et des principes pour le moins nobles qui semblent témoigner d’une ambition à conférer au travail social une identité collective liées aux grandes valeurs humaines, mais également une unité de l’action impulsée par l’idée de progrès social ainsi qu’une autonomie professionnelle et disciplinaire à l’image d’autres domaines scientifiques.

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Si la volonté de conférer ainsi au travail social une visibilité et un pouvoir en tant que « acteur international » se laisse argumenter, il n’en reste pas moins que les travailleurs sociaux agissent la plupart du temps dans leur dit quotidien professionnel au sein d’organisations étatiques, paraétatiques ou associatives locales et s’adressent à des « publics cibles » divers en fonction du « champ de travail » et du contexte réglementaire dans lequel leur activité s’inscrit. Dans leurs rencontres avec d’autres personnes, que ce soient des usagers/bénéficiaires/clients, des travailleurs sociaux ou d’autres catégories professionnelles relevant de l’éducatif, du psychologique ou du social, des managers/dirigeants/gestionnaires ou encore des décideurs/ administrateurs politiques, lesdits travailleurs sociaux inventent, pour employer un terme cher à l’anthropologue Roy Wagner (1981), des « problèmes », des « démarches » ou encore des « solutions » à l’image de son propre « référentiel culturel »[1]. Ces actes d’invention, qui revêtent à chaque fois une dimension idéelle, matérielle, spatiale, temporelle et émotionnelle ne sont pas, pour ainsi dire, anodins et peuvent avoir des effets plus ou moins dramatiques pour les personnes concernées. De leur côté, la ou les personnes qui lui font face (contre-)inventent avec peut-être les mêmes ou d’autres mots les « problèmes », « démarches » etc. Roy Wagner en vient à la conclusion que l’invention crée le sujet « in the act of trying to represent it more objectively, and simultaneously creates (through analogous extension) the ideas and forms through which it is invented » (1981 : 12).

 

Dans ce travail d’invention et de contre-invention de personnes en des lieux dans le temps
– selon Wagner (1981) nous sommes tous des anthropologues – des catégorisations relationnelles de toutes sortes sont enactées. Parfois, ces catégorisations sont plutôt d’ordre spatial ou géographique comme dans le cas de la distinction entre « indigène » et « étranger », dans d’autres cas elles sont d’ordre temporel (p. ex. durée de résidence ou de séjour suffisante ou insuffisante), moral (p. ex. caractère fautif ou non fautif d’un comportement) ou encore organisationnel (p. ex. relève ou ne relève pas de la compétence/responsabilité d’un service). Comme les exemples mis entre parenthèses le suggèrent, nombre de ces catégorisations relèvent d’un codage binaire. Si certaines de ces catégorisations peuvent apparaître comme plutôt récentes, d’autres remontent par contre loin dans le temps. C’est notamment le cas pour les distinctions entre « appliqué » et « oisif » ou encore entre « indigène » et « étranger ». A titre d’exemple, citons le tout premier règlement sur la mendicité, édicté par la ville de Nuremberg au XIVe siècle. Celui-ci opère une distinction nette entre mendiants selon leur appartenance territoriale à la ville. Alors que les mendiants vagabonds sont poussés hors des limites de la ville, les mendiants indigènes sont obligés à porter un signe visible de leur statut suite à l’attestation de leur indigence par deux à trois personnes honorables devant un juge – ce dernier est d’ailleurs cité avec son nom (Pignot Weigel) dans le règlement en question (Sachße et Tennstedt, 1998). Dans une révision du règlement en question au XVe siècle, la mendicité et la pratique de l’aumône sont interdites et des distinctions entre différents publics sont opérés selon le caractère honteux ou péteux de la pauvreté.

La distinction entre professionnel et bénéficiaire/usager/client constitue également un codage binaire puissant. D’une certaine manière, elle est à l’origine même de l’invention du travail social dans son acceptation actuelle. Dans la mesure où le professionnel est formé dans des écoles supérieures ou universités, il est censé détenir un savoir symbolique d’ordre supérieur concernant les soi-disant problèmes sociaux des bénéficiaires/usagers/clients. L’invention d’une telle hiérarchisation des savoirs n’est pas sans effet sur les relations entretenues et crée, pour ainsi dire, un des paradoxes distingués par Schütze (1982) à propos du travail social : Est-ce que le travailleur social « éclaire » les usagers sur la possible trajectoire négative que prendra leur cas, au risque de sous-miner la relation ? Mais la dissimulation de son savoir ne risque-t-il pas également de saper la base de confiance commune ?

La catégorisation ou le codage binaire ne constituent toutefois pas une caractéristique endémique au travail social. Tout au contraire, elle traverse tous les domaines de vie et concerne également le « royaume » des sciences. Le sociologue américain Andrew Abbott (2001 et 2004) démontre ainsi que les « grands débats » en sciences sociales se caractérisent par la réplication auto-similaires des mêmes distinctions binaires dans le temps et l’espace. A des fins heuristiques, il recourt à l’image du fractal et recourt à la notion de différentiation fractale pour en rendre compte. Peu importe la différentiation concernée (réalisme/constructivisme, analyse/narration, individualisme/émergence, choix libre/contrainte, conflit/consensus, transcendance/savoir situé), la taille et la position occupée de la communauté scientifique, la plupart de ces différentiations y sont en permanence débattues à nouveau, même si nous pensons que la communauté représente déjà l’un ou l’autre extrême (2004 : 76). A certains égards, cela est non sans rappeler le film Un jour sans fin (1993) dans lequel l’acteur principal se trouve emprisonné dans une sorte de boucle temporelle récursive où, à chaque fois que son réveil sonne, c’est la même journée qui recommence.

Pour retourner au travail du social, ne peut-on pas avancer que la distinction entre « indigène » et « étranger » a été âprement discutée et rediscutée à travers le temps et l’espace, peu importe l’échelle ou la magnitude à laquelle on se situe (mondiale, internationale, nationale, régionale, communale…) et indépendamment du domaine d’activité considéré (migration, santé, travail, famille…) ? Si la mise en ordre ou la mise en perspective dans ledit pluralisme occidental semble fondamentalement être basée, comme l’avance notamment Marilyn Strathern (2004), sur une modélisation ou invention du monde qui considère que celui-ci est naturellement composé d’entités (individus, classes, relations, etc.) dont les caractéristiques ne se laissent toujours que partiellement décrire par l’analyse, il n’est pas moins « vrai » que nous – scientifiques, travailleurs sociaux… – semblent avoir un goût avéré pour les codages binaires. Toujours selon Marilyn Strathern (1990), s’il ne semble pas exister d’échappatoire à ce mode, il est toutefois possible de rendre visible son travail inlassable en exploitant, pour ainsi dire, son potentiel réflexif. Ainsi, elle écrit : « I do not imagine, however, I can extract myself from this mode [of knowledge and explanation] : I can only make its own workings visible. To this end, I exploit its own reflexive potential » (1990 : 7).

Ceci étant dit, le colloque du Réseau de Formation Universitaire en Travail Social (REFUTS), qui a lieu cette année au Luxembourg, se propose précisément de s’appuyer sur les trajectoires tracées par Strathern, Wagner et Abbott en prenant les catégorisations et, plus particulièrement, les codages binaires moins comme la méthode par laquelle nous inventions, créons, enactons en permanence des réalités multiples (Mol, 2002). Ainsi le colloque veut créer une sensibilité pour nos stratégies autoréférentielles avec lesquelles nous – scientifiques, politiques, travailleurs sociaux… – (ré)inventons des réalités binaires aux effets puissants.

 

Références bibliographiques :

Abbott, Andrew (2001). Chaos of Disciplines. Chicago: The University of Chicago Press.

Abbott, Andrew (2004). Methods of Discovery: Heuristics for the Social Sciences. New York: Norton.

Mol, Annemarie (2002). The Body Multiple : Ontology in Medical Practice. Durham, NC, and London, United Kingdom: Duke University Press

Sachße, Christoph & Tennstedt, Florian (1998). Geschichte der Armenfürsorge in Deutschland. Band 1 : Vom Spätmittelalter bis zum 1. Weltkrieg. Stuttgart : Kohlhammer.

Schütze, Fritz (1992). Sozialarbeit als « bescheidene » Profession. In : Bernd Dewe, Wilfried Ferchhoff & Frank Olaf-Radtke (Hrsg.). Erziehen als Profession. Zur Logik professionellen Handelns in pädagogischen Feldern (pp. 132-170). Opladen : Leske und Budrich.

Strathern, Marilyn (1990). The Gender of the Gift. Problems with Women and Problems with Society in Melanesia. Berkeley : University of California Press.

Strathern, Marilyn (2004). Partial Connections. Walnutt Creek : Altamira Press.

Wagner, Roy (1981). The Invention of Culture. Chicago : The University of Chicago Press.


[1] Ainsi, il en est du travailleur social comme de l’anthropologue décrit par Wagner: « As the anthropologist uses the notion of culture to control his field experiences, those experiences will, in turn, come to control his notion of culture. He invents « a culture » for people, and they invent « culture » for him (1981 : 11). Et un peu plus loin : « What the fieldworker invents, then, is his own understanding : the analogies he creates are extensions of his own notions and those of his culture, transformed by his experience of the field situation (…) » (1981 : 12). Ceci étant dit, Wagner se distancie de la notion même de culture et de son corolaire, à savoir le relativisme culturel : « Anthropology is the study of man ‘as if’ there were culture. It is brought into being by the invention of culture, both in the general sense, as a concept, and in the specific sense, through the invention of particular cultures. Since anthropology exists through the idea of culture [on pourrait dire la même chose à propos de la sociologie et la notion de société],  this has become its overall idiom, a way of talking about, understanding, and dealing with things, and it is incidental to ask whether culture exists » (1981 : 10).